Début d'histoire

C'est drôle, j'ai toujours pensé que les gens cherchaient à se fondre dans la masse, à rentrer dans un moule. Ma thèse ne m'avait jamais semblé être aussi vraie que ce jour-là.
Six heures dix du matin. Le réveil sonna. Je me levai en soupirant, comme tous les matins. S'ensuivit le rituel auquel j'étais condamnée à jamais, me paraissait-il : toilette, préparation, je fis mon sac et je manquai de rater mon bus, la routine en somme. A l'intérieur du bus, toujours les mêmes cinq personnes qui s'assirent toujours aux mêmes places. Peut-être par orgueil mal placé, je décidai d'être différente et de m'asseoir à une autre place que celle que j'avais fait mienne par habitude, réaction stupide, mais réaction tout de même. Je m'amusai discrètement à analyser l'apparence de chaque personne entrant. Bilan : six paires de chaussures identiques, une douzaine de coiffures semblables au cheveux près et sept téléphones portables faisant à peu près une centaine de choses dont personne n'avait finalement besoin ; bref, je préférai arrêter ce jeu déprimant.
Huit heures six, tout le monde rentra en salle de cours, j'entrai aussi, forcément. Une camarade, Julia, vint s'asseoir à côté de moi :
« Salut Nienna ! me lança-t-elle joyeusement, comment vas-tu ? »
Je devinai à son expression qu'elle n'engageait la conversation uniquement par intérêt pour moi.
«Eh bien écoute, j'ai passé une soirée affreuse hier », avouai-je 
-D'accord c'est super ! me répondit-elle, moi j'ai quelque chose à te raconter absolument !
Elle ne m'avait pas écouté, mais enfin, ce n'était pas comme si ça pouvait me surprendre.
-Ah oui ? Lançai-je avec un regard interrogateur, feignant l'intérêt.
Elle n'attendait que ça.
-Oui ! Hier j'ai passé la soirée au billard avec des amis. Bon, je n'aime pas le billard mais ce n'est pas le plus important, n'est-ce pas ?
Je la regardai d'un air perplexe, que devais-je répondre pour ne pas avoir d'ennui avec elle ?
-Euh...hésitai-je, c'est super ça.
-Voyons Nienna, finit-elle par dire quelque peu agacée, qu'y a-t-il d'intéressant là-dedans ?
Ce n'était pas juste, pour une fois que quelqu'un avait la même vision des choses que moi, il fallait que ça me fasse passer pour une idiote.
-Évidemment, repris-je gênée, c'était de l'humour, je t'écoute.
Il ne lui en fallait pas plus. Elle parla, parla, parla...Ce qui semblait être une miette d'un des quatre-vingt-quinze pains au chocolat vendus par jour tout droit sorti de la cafeteria s'agitait sur son menton, ce qui me suffit à perdre toute concentration. Je regardai ses lèvres gercées articuler des mots qui se perdaient dans mes oreilles et s'évanouissaient dans mon cerveau ralenti.
-...tu te rends compte ? acheva enfin Julia d'un air surexcité.
-C'est fabuleux ! envoyai-je aussi convaincue que mon corps me le permettait.
C'était heureusement la bonne réponse.
-Tu trouves aussi ? Je suis si contente pour ça !

Une journée qui s'annonçait comme toutes les autres : je faisais semblant. Les rares fois où je laissais paraître mon absence de toute humeur, ou mon humeur négative, j'avais (Ô joie !) droit à la fameuse réplique : « Et bien ? Toi qui es si joyeuse d'habitude, que t'arrive-t-il ? Tu sais que tu peux m'en parler si tu veux ».
Ils savaient très bien que jamais je ne leur en parlerais, d'où cette proposition charitable. Rien qu'une fois, j'aurais aimé répliquer que je n'étais pas différente ce jour-là, mais que je l'étais plutôt tous les autres jours de l'année.
Chaque matin, je me demandais lequel des mes « Moi » ferait surface ; celui qui était là depuis le début et qui était différent, ou bien celui que je m'étais forgé, mon masque fabriqué dans la même usine que ceux des autres ? Quelle importance...? De toute façon, j'étais trop transparente sans le masque et trop opaque avec.
Au bout de deux heures d'atelier, l'attitude de chacun m'agaçait et je décidai, pour le bien de tous, de sortir prendre l'air en lançant des sourires çà et là, histoire de ne pas avoir à me justifier.
A peine la porte ouverte, j'entrai déjà dans mon monde. Vous savez, une chose nous fait penser à une autre, qui nous fait penser à une autre...qui nous fait penser toujours à la même chose. C'est un peu comme une obsession. Quoiqu'on dise, quoi qu'on fasse, ça nous ramène toujours à cette même et éternelle chose. Alors évidemment, au début on en parle, mais ça ne donne pas de suite. Les gens ont peur de ce qui sort de l'ordinaire. Bref, je me mis à voguer dans le seul endroit dans lequel je me sentais bien, mon esprit. Je respirais enfin ! Je ne pouvais pas imaginer que tout le monde n'avait pas cette part en soi, qui nous fait inventer un monde tout à fait fantastique, non pas un monde idéal, non... mais notre monde, avec ses défauts mais notre monde avant tout. Je m'étais bien gardée de parler de ça à qui que ce soit ; quand on voit la réaction de ceux à qui on parle de partir découvrir le monde en voyageant, il est simple de l'imaginer si on leur parler de découvrir un monde imaginaire.
Je me mis à m'allonger sur un banc au soleil (je passe en même temps pour une fille « bizarre » mais enfin, ça ne change pas tellement de l'ordinaire) tout en rêvassant. Je me demandai si c'était être trop prétentieux que de ne pas se sentir bien auprès de la plupart de ses semblables. Après tout, ça signifierait qu'on se pense au-dessus d'eux, non ? Pourtant, non. C'est seulement qu'on aimerait que leurs réactions changent. Enfin, je généralisai alors qu'en fait, je ne pensais qu'à mon propre cas. Un léger courant d'air vînt épouser les courbes de mon visage me rappelant à l'ordre, et me rappelant également ces courbes-là tant détestées.
J'imaginai que tout le monde avait déjà remarqué la différence des regards portés sur les personnes. Selon qu'elles sont fines, enveloppées, maniérées, à notre goût ou non, petites, grandes... Elles sont traitées différemment. Cela me fit sourire, ce n'est a priori pas en fonction du physique que l'on réagit, mais en fonction du caractère, m'avait-on toujours appris ; encore des paroles en l'air.
Je me réveillai, j'allai presque oublier : il fallait retourner travailler, pour pouvoir être jugé sur ce qu'on allait rendre. Ce qui était amusant à voir, c'était ceux qui se disaient se fiche royalement des cours, et qui ne dormaient pas la nuit précédent un rendu pour pouvoir le rendre à temps. On n'échappe pas à la société dans laquelle on vit, quoiqu'on essaye de faire croire.
Je me levai de mon banc, luttant pour ne pas retomber dans mes rêveries. Je remarquai en rentrant en cours, un de mes camarades qui avait toujours l'air endormi. C'est à peine à ce moment-là que je me rendis compte qu'il n'avait rien d'une personne fainéante, c'était son masque à lui. En fait, j'étais loin d'être seule à penser que quelque chose clochait dans ce monde, seulement personne ne souhaitait briser le masque qu'il s'était donné tant de mal à forger et ceux qui se fissuraient ne tardaient pas à exploser en un millier de petits morceaux puisque les serpents se complaisent à se faufiler dans les failles.
Son attitude n'en devenait que plus normale. Si on ne le faisait pas, il n'était pas rare de s'entendre traiter d'hautain ou d'égoïste par son entourage. Et rien n'y fait, vous pouvez toujours expliquer que vous avez une philosophie de la vie différente ou que vous rêvez de voir autre chose, leur jugement est sans appel. Après vous être fait passé un savon parce que vous n'êtes pas différent des autres, qu'il serait temps que vous vous réveilliez et que vous appreniez à vivre « comme les autres », vous vous apercevez que tout le monde autour de vous semble perpétuellement attendre quelque chose, mais ils ne l'atteignent jamais, puisqu'ils ne sont pas prêts à sortir de leur léthargie.
J'avais recommencé, j'étais partie dans des réflexions interminables et sans réponse. C'était pire que l'origine de l'univers, l'esprit de l'Homme était un grand mystère. Je vis une main s'agiter devant mes yeux vitreux, on m'appelait.
« O...oui ? bredouillai-je
-Tu rêves encore ? me demanda Manon
-Comme d'habitude, répondis-je simplement
-Tu sais que tu es bizarre ? continua-t-elle. C'était bien la seule chose que je n'avais pas envie d'entendre en l'instant suivant ma rêverie.
-Merci pour le compliment, la remerciai-je.
-Ho... il ne fallait pas mal le prendre du tout, je trouve ça cool...
-C'était sincère.
-Parfait dans ce cas...
Je lui souris. Après tout, elle n'avait rien fait de méchant.