[Clo's place] Textes en bazar

Lise plissa les yeux pour de pouvoir mieux observer la bande de terre sombre qui se dessinait sur l’horizon de flamme du soleil couchant. Elle restait maintenant seule sur le pont, sous les étoiles, à contempler le crépuscule tombant sur la belle mer de Van.
La mer, plutôt calme, balançait lentement et avec beaucoup de douceur le beau et fin deux-mâts qui semblait être seul à parcourir l’immensité du pays des mers.
Les yeux rivés sur l’énorme boule de feu qui descendait pour céder la place à l’obscurité de la nuit, Lise se reposait de sa journée éprouvante.
Depuis dix ans maintenant, elle parcourait tantôt les mers, rejoignait de nouveaux ports, scrutait de nouveaux horizons, lorsque cela pouvait lui être bénéfique…
Mais malgré toutes ces années, elle avait toujours gardé le même sentiment de repos et de mélancolie, au crépuscule. Aujourd’hui encore, elle éprouvait la même émotion que lors de son premier voyage marin, cette impression de solitude face au monde si importante…
Le silence était seulement rompu par l’inlassable roulis des vagues rosées et par le vent qui gonflait les voiles avec force et vigueur.
Lise fronça les sourcils en voyant l’île du Croissant disparaître avec le dernier rayon de lumière…L’objectif qu’elle s’était fixé, à elle et à l’équipage, n’allait pas être des plus aisés.
Inquiète, elle tira de sa poche une carte à l’air vieilli. Une petite flèche avait été inscrite à l’encre rouge, symbolisant l’endroit où ils pourraient débarquer. Le rouge avait coulé depuis des années, mais on pouvait encore distinctement reconnaître l’endroit. Pour y parvenir, il fallait éviter les rochers longs et pointus, et passer par une grotte étroite. Aucun autre chemin n’était envisageable, à cause de la végétation extrêmement épineuse et des courants meurtriers.
Lise soupira. Depuis des années, maints marins avaient cherché à regagner l’île pour y planter leur drapeau, et connaître la gloire. Mais nul n’y était jamais parvenu. D’aucuns avaient abandonné devant les conditions peu engageantes, et d’autres avaient sombré. Seraient-ils meilleurs que tous les autres ? La capitaine du navire avait conscience du danger, mais l’enjeu était extrêmement important, et l’équipage plutôt compétent…
Elle se surprit à sourire. Elle devait au moins tenter, puisqu’elle n’avait aucune autre issue, et comptait bien parvenir au but.



***


Le vieil homme but quelques gorgées d’eau de vie avant de reprendre la barre.
-Du nouveau, Matt ?
Il leva vers elle son visage émacié et couvert de cicatrices.
-Nous approchons, m’dame. Bientôt, nous aurons rejoint la baie du Tyr.
-Bien. Où est Jim ? Je ne le vois pas.
-Vous êtes pas au courant ? Le malheureux a glissé sur le pont qui était humide, à cause de l’averse de cette nuit. Il s’est apparemment cassé une jambe.
-Impossible…Il n’aurait pas pu faire attention ?
-Le bougre était bien fatigué. Et puis, il n’avait pas bien cuvé son vin, je suppose…
-Bande d’ivrognes ! Si vous ne passiez pas votre temps à vous soûler!
L’homme soupira.
-Faut bien qu’on s’amuse ! Y a rien à faire dans ce putain de pays…Mais enfin, quand on n’a pas d’argent…
Il leva les yeux au ciel, l’air fatigué.
-Ah, ça…L’argent…Si tu savais tout ce qu’on peut faire avec ça…
Elle lui tapota l’épaule puis reprit son tour du navire, fuyant la nostalgie douloureuse de son compagnon de bord.

Mais partout ailleurs, sur le pont arrière comme dans les cales, l’humeur était maussade, fatiguée. Lise soupira. Tous ces marins avaient accepté de se joindre à elle pour une seule raison: pouvoir gagner ce dont ils avaient besoin, en ces temps difficiles. Tous, comme elle, avaient de gros problèmes financiers à régler, et cette entreprise-si dangereuse soit elle- pouvait leur permettre de connaître des temps meilleurs, s’ils arrivaient au terme de leur voyage tout du moins.
En effet, ils avaient pour but de rejoindre l’île du Croissant par une voie difficile pour un navire. Le roi avait promis mille écus pour quiconque regagnerait cette terre, où se trouvaient de rares espèces de plantes que recherchaient particulièrement les médecins, et certainement quelques trésors dans les nombreuses épaves de bateaux échoués…
Lise, qui n’avait aucune activité et qui souffrait presque de la faim, s’était aussitôt mise en tête d’y parvenir, d’autant plus qu’elle s’y connaissait plus ou moins en navigation.
Elle s’était ensuite adressée à quelques bons marins qu’elle côtoyait et qui étaient aussi empêtrés dans des situations délicates.
Mais à présent, le doute et la peur la submergeait. Elle sentait comme un mauvais pressentiment dans l’air froid, une désillusion quant à ses capacités…

Le navire vira tout d’un coup à tribord. Le regard bleu de la jeune femme se porta vers le large. Ils viraient maintenant à droite, et s’apprêtaient à traverser la baie qui les séparait de l’île tant redoutée…


***


Tous les marins étaient réunis sur le pont avant et chantaient une vieille chanson traditionnelle. Le bateau roulait, imperturbable, sur les vagues agitées de cet après-midi brumeux.
Après deux semaines de voyage, ils atteignaient à présent la dernière étape, et la plus délicate.
Ils se situaient à un ou deux kilomètres de l’endroit par lequel ils pénètreraient dans l’île, une grotte étroite qu’il faudrait traverser. Ca et là, des rochers pointus émergeaient de la surface, telles des piques disposées par des dieux hostiles. Lise leva la tête vers le ciel et récita une prière silencieusement. Elle avait terriblement peur, peur de la mer qui commençait à se déchaîner, peur de la mort, peur d’abandonner sa petite fille, restée seule à la ville…

Lise jeta un coup d’œil à sa boussole. Tout était parfait.
-John !
-Oui, m’dame ?
-Dans quelques minutes, nous nous engagerons vers le tunnel…
Le marin baissa les yeux. Des pensées diverses et variées se bousculaient dans son esprit.
-Ne t’en fais pas, murmura-t-elle.
-Pourquoi ?
-Parce que tout va bien aller, John. Et si tout ne va pas bien, alors, nous coulerons. Et après ? demanda-t-elle d’un ton las et quelque peu morbide.
Elle lui sourit doucement d’un air noir. L’homme rit anxieusement.
-T’as bien raison…Le monde s’en fout bien, si des manants comme nous crèvent…On n’a ni fric ni connaissances, alors…C’est si injuste…
-Alors nous ne servons à rien. Ne cherche pas à comprendre, John. La justice n’est pas de ce monde. C’est comme ça, et ça ne changera jamais. Jamais nous ne réussirons à être heureux…Mais au moins, nous aurons tenté le tout pour le tout.
Elle détourna la tête. Une larme claire coulait sur sa joue froide.


***


Lise dirigeait la barre avec difficulté, tandis que le vent claquait dans ses cheveux et sur ses vêtements de laine.
Elle tentait tant bien que mal de diriger le voilier, mais le cœur lui manquait.
Quel sens avait sa vie? Depuis dix ans, elle sombrait dans la misère et l’exclusion. Pour survivre, elle avait du tout abandonner, ses amis, ses rêves…A court de tout moyens, elle avait même fini par se prostituer, abandonnant d’un coup tous les principes auquel elle s’était attachée.
Ensuite, tout s’était enchaîné très rapidement. Elle était tombée enceinte au bout de quelques mois, et s’était occupée de sa fille tout en continuant de travailler autant qu’elle le pouvait, aidant tantôt un pêcheur, travaillant au port…En vain. Ses économies s’étaient vites amenuisées, et avait du reconsidérer ses projets.
Et maintenant, tout recommençait, encore, toujours. Mais cette fois-ci, elle n’y croyait plus.

Les vagues continuaient de se déchaîner contre l’embarcation, à chaque fois plus violentes et plus redoutables. Tout l’équipage retenait son souffle et tentait de lutter contre la tempête meurtrière.
Le pont glissait, et le bateau tanguait dangereusement. Ils arrivaient à l’entrée du tunnel tant redouté.
Après quelques minutes d’intenses combats contre la mer hargneuse, ils arrivèrent à pénétrer dans la grotte qui menait à la baie où ils comptaient accoster. Elle était étroite, et chaque grosse vague risquait d’écraser le fin voilier contre les rochers noirs, dressés comme des gardes impitoyables.
Lise remarqua qu’un peu de sueur perlait à la tempe de Matt, d’ordinaire toujours impassible.

La traversée de la grotte fut laborieuse pour tous les membres du navire. Personne ne pouvait quitter son poste, à cause des conditions difficiles et de la tempête qui sévissait.
Le bateau manquait chaque seconde de chavirer, et tous les marins étaient à bout de nerf.
Lise luttait avec énergie contre le vent et la mer enragée. « Les Dieux sont contre nous…ils ne veulent pas que nous arrivions à bon port. Que pouvons-nous faire ? »
Tel un démon sorti des profondeurs, la mer se soulevait, virevoltait, faisant jaillir de ses côtés des gerbes d’écume de toutes parts.
Ne pas chuter…Ne pas mourir…Ne pas laisser Eva seule…Continuer, encore…
Une vague infernale déferla soudain sur le navire, qui subit un brusque coup. Lise se précipita pour le refaire reprendre la bonne direction. Elle entendait crier derrière elle. Presque…Encore cent pieds et ils seraient sauvés…
Puis, tout d’un coup, une violente vague poussa le bateau contre les récifs. Un cri suraigu retentit dans l’air. Lise n’avait pu rétablir le navire à temps.
Une seconde, deux, trois…
Le navire s’écrasa contre les rochers noirs et terrifiants. Lise ferma les yeux. Elle venait d’entendre le cri d’agonie de John. Que la vie était injuste…Lui qui avait toujours fait le bien.
Elle se sentait tomber, et la douleur parcourait tout son corps. Son visage se tordait d’un
souffrance insurmontable.

Lorsqu’elle voulut rouvrir les paupières, Lise n’y parvient pas. Sa main baignait dans l’eau glaciale, et son cœur battait faiblement.
La jeune femme ne sentait plus rien, comme si sa réalité s’était éteinte. Sa bouche se crispa.
« Eva…Je...Continue sans moi. »
Puis ses lèvres se refermèrent, laissant échapper son dernier souffle de vie…


***



Assise contre un ponton du port, une petite fille d’à peine cinq ans, les yeux rivés sur l’eau verdâtre, grignotait un pain qu’elle venait d’escamoter en ville.
Les bateaux, allaient et venaient, l’on déposait poissons et cordages dans les docks, l’on repartait…
Le port était en pleine effervescence, mais pourtant, parmi les navires, Eva ne reconnaissait pas celui qu’elle attendait des jours durant.
« Maman est partie depuis si longtemps…Se doute-t-elle que l’on a plus un seul écu ? songeait-elle. Quand reviendras-tu ? Tu me manques tellement… »

Elle tendit l’oreille en entendant Dimi approcher. C’était un jeune garçon qui passait une fois par mois pour annoncer les dernières nouvelles au port.
Eva se leva timidement et s’approcha de l’attroupement qui s’était formé devant le jeune homme.
« Le bateau nommé Voyage a également sombré. Aucun survivant. »

Eva hurla de désespoir. A quoi rimait tout cela, puisque plus jamais elle ne la reverrait ? La seule qui se souciait d’elle ? Sa propre mère ?
Alors, résignée, la petite fille courut vers le ponton, et se jeta à la mer sans que personne ne s’en soucie.
L’air lui manqua bientôt, et elle ferma les yeux. Ainsi elle mourut, comme elle et sa mère étaient nées, sous l’indifférence du monde entier…